Le jeune public en Allemagne

18 janvier 2022
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Une étude du Kinder- und Jugend Theater Zentrum – ASSITEJ Allemagne

En 2018, l’association nationale des professionnel·le·s du jeune public en Allemagne, l’ASSITEJ Allemagne, publiait une étude sur les conditions de production et de diffusion dans ce secteur. Réalisée sous la direction du Dr Thomas Renz, chercheur en politique culturelle, elle s’appuyait sur un questionnaire adressé à l’ensemble des compagnies jeune public du pays. Malgré des différences fondamentales avec le paysage du spectacle vivant en France, les questions du rapport aux territoires, des modes de soutien à la création et à la diffusion, de la coopération avec les autres acteurs de la culture et de la jeunesse sont centrales dans cette étude, comme elles le sont dans l’étude de Scènes d’enfance – ASSITEJ France publiée l’année suivante.

Nous vous proposons la traduction de la synthèse de cette étude, proposée initialement dans le magazine de l’ASSITEJ Allemagne. Le lecteur ou la lectrice français·e en sera sans doute surpris·e, il est  surtout question de “théâtres”, et non de “compagnies”.  Qu’il soit ou non attaché à un lieu, le mot “théâtre”, outre-Rhin, désigne l’ensemble qui produit des spectacles.

La situation du théâtre jeune public en Allemagne

Débats sur les structures dans l’art théâtral

Pour la première fois, voici une étude empirique sur la façon dont les théâtres pour l’enfance et la jeunesse allemands travaillent, ce qu’ils produisent, qui ils atteignent, et quelles sont les difficultés qu’ils affrontent. Tous les théâtres d’art pour le jeune public en Allemagne ont été interrogés, indépendamment de leur chiffre d’affaires, de leur appartenance à l’association[1] ou bien de l’existence d’une troupe permanente. L’objectif de cette étude était de décrire de la façon la plus précise possible ce paysage hétérogène, et de mettre en lumière les défis à venir.

En raison des structures organisationnelles différentes des théâtres interrogés et des situations professionnelles, artistiques et financières très hétérogènes qui en découlent, une typologie a été établie, qui classe tous les théâtres interrogés en cinq sous-groupes aussi homogènes que possible.

Le but de cette typologie est de générer les détails les plus précis possible sur les sous-groupes, les distinguer les uns des autres, puis d’analyser et de discuter les défis spécifiques à chacun d’entre eux.

Dans les grandes villes et les zones rurales

Dans le contexte d’un paysage théâtral allemand institutionnalisé, avec de nombreux théâtres nationaux et municipaux, parfois plus que centenaires, les théâtres pour enfants et adolescents sont un phénomène relativement jeune et constituent une scène encore très vivante et pleine de projets. Les fondations sporadiques après la Seconde guerre mondiale furent suivies, à la fin des années 70 par un boom, qui a atteint son apogée dans les années 90, puis a légèrement diminué. La plupart des théâtres jeune public actifs de nos jours ont toutefois été créés après la réunification. Il s’agit de structures de toutes sortes, mais s’y distinguent particulièrement les théâtres indépendants sans lieu de représentation, dont presque 85% ont été lancés après 1990. Le marché des théâtres indépendants mobiles jeune public s’est donc fortement développé au cours des trente dernières années.

Comme les théâtres professionnels tout-public (et aussi de nombreux autres établissements culturels) les théâtres jeune public sont principalement établis dans les plus grandes villes.

Il apparaît clairement que le théâtre professionnel dans les petites villes et les villes moyennes de petite taille – et donc principalement dans les espaces ruraux – est animé par des lieux d’accueil de spectacles invités. Ils s’efforcent d’assurer un service de base sur le territoire. En revanche, ces théâtres se rencontrent peu en ville. De même, les théâtres indépendants sans lieu sont proportionnellement fortement représentés dans les petites villes, ce qui décrit tout d’abord leur lieu d’implantation (et généralement le lieu de résidence des artistes), mais caractérise également leur espace d’expérience, car les espaces ruraux sont souvent au cœur du travail de ces groupes indépendants. Les théâtres indépendants avec lieu sont clairement, en revanche, un phénomène des grandes villes, et, surtout, les théâtres à fort chiffre d’affaires disposant de leur propre salle de spectacle se trouvent clairement dans les très grandes métropoles. La répartition des théâtres nationaux et municipaux est un peu plus équilibrée en ce qui concerne la taille des villes, mais ils se trouvent, toutefois, plutôt dans les villes moyennes et les grandes villes. Les chances pour les enfants et les jeunes allemands de rencontrer un théâtre adapté à leur âge sont de ce fait multipliées dans les grandes villes par rapport au milieu rural.

Avec le soutien des municipalités et des Länder

La grande majorité des théâtres jeune public sont subventionnés. Seuls quelques rares théâtres de tournée et théâtres auto-producteurs sans lieu de représentation propre indiquent n’avoir reçu aucune subvention au cours de l’exercice 2016. Ils se financent en grande partie sur leurs fonds propres. Pour environ 60% d’entre eux, les recettes propres constituent les ¾ de leur chiffre d’affaires (par exemple sous forme d’honoraires ou de billetterie). Ceci conduit, certes, à une indépendance vis-à-vis d’éventuels bailleurs, mais cela peut représenter un frein économique à des expérimentations risquées impliquant des formes artistiques innovantes. Chez les théâtres municipaux et nationaux, ainsi que chez les théâtres indépendants possédant leur propre lieu de représentations, la part des fonds propres dans le chiffre d’affaires global est bien moindre, et, par conséquent, celle des subventions est plus importante. Le paysage du théâtre jeune public allemand est donc marqué par le soutien public, mais il existe des différences intéressantes entre les types de soutien.

Le théâtre jeune public, quand il fait partie d’un théâtre municipal ou national, est, dans la plupart des cas, subventionné par les villes, les communautés de communes, ou les Länder. A l’échelle nationale également (et souvent à l’initiative des organisations fédérales), ces théâtres financés publiquement sont proportionnellement plus représentés. Le modèle de financement des grands théâtres indépendants disposant d’un lieu de diffusion est quasiment semblable. Il s’avèrent, il est vrai, un peu moins soutenus par des fonds régionaux mais, sont, en revanche, en tête du classement en ce qui concerne le soutien de l’État fédéral et des fondations publiques et privées. Les théâtres indépendants sans lieu de diffusion sont les plus susceptibles de recevoir des fonds des Länder et, comparativement, rarement des subventions communales. Ils ne jouent pas un rôle statistiquement significatif dans les grands programmes de soutien. Cela s’applique finalement aussi aux lieux d’accueil. Ces derniers n’ont pratiquement aucun lien avec les programmes de soutien à l’éducation artistique et culturelle en Allemagne, souvent mis en place à l’échelle nationale. Il est clair que l’augmentation des mesures de soutien à l’éducation culturelle dans les années 2000, à travers l’État fédéral ou des institutions proches de l’État fédéral, a également concerné le théâtre jeune public. Toutefois, il est également évident que ces mesures d’encouragement ne remplacent pas l’aide de base accordée par les Länder et, surtout, les communes. Il n’existe pas de financement unique au niveau supra – régional, il s’agit toujours de formes mixtes, dans lesquelles il existe également un financement par la commune ou par un Land. Cela s’explique également par l’exigence de disposer de fonds propres non négligeables pour solliciter des subventions d’organismes dépendant de l’État fédéral (par exemple par la Fondation culturelle de l’État fédéral). Les communes et les Länder accordent globalement le même montant de subventions, ce qui signifie que, s’il ne s’agit pas d’une forme mixte de Land et de commune, aucune des deux collectivités ne domine dans une éventuelle subvention exclusive. Mais le théâtre jeune public en Allemagne ne peut pas fonctionner sans le soutien des villes et des länder.

L’étude peut faire état d’observations précises sur plus de 3500 employé·es des théâtres interrogés. Il en ressort clairement que la plupart des théâtres pour enfants en Allemagne sont de petites structures. Dans les théâtres d’accueil et les compagnies sans lieu de diffusion, une équipe de 10 personnes maximum est de règle. Dans les petits et moyens théâtres avec un lieu de diffusion également, ce sont les équipes réduites qui dominent, même si, dans cette catégorie, il existe quelques théâtres employant plus de 25 collaborateur·rice·s. De nouveau, les similitudes entre théâtres nationaux et municipaux et les grands théâtres indépendants avec lieu de diffusion sont évidentes : bien que plus de 40% des théâtres nationaux et municipaux interrogés déclarent avoir jusqu’à 10 employé·e·s, cependant, ce sont les plus grands théâtres qui sont représentés dans cette catégorie statistique. Il convient de noter que les théâtres les plus importants en termes de personnel sont les théâtres indépendants qui possèdent leur propre lieu de représentation.

Des coopérations fortes avec d’autres acteurs

Les conditions de production et d’accueil des théâtres pour l’enfance et la jeunesse ont été étudiées en détail. Les théâtres d’accueil possèdent les jauges les plus importantes. Les 2/3 d’entre eux proposent plus de 500 places. Cela peut s’expliquer par le fait que les salles municipales ou les salles de spectacle sont comparativement plus grandes, et cela devient probablement un problème lorsque ces salles sont pleines. Les théâtres indépendants avec lieu de représentations ont les budgets de productions moyens les plus importants. Les théâtres nationaux et municipaux ont des budgets de production plus bas. Les plus grandes compagnies indépendantes, mais aussi les moyennes et les petites qui possèdent un lieu de représentation, ont les budgets de production les plus élevés, suivies des théâtres nationaux et municipaux. Dans ces établissements financés par les pouvoirs publics, on constate une disproportion flagrante par rapport à la taille des troupes des théâtres tout public. Le théâtre pour l’enfance et la jeunesse est visiblement animé par des troupes moins fournies.

La dépendance de l’existence de pédagogie du théâtre[2] par rapport aux conditions de structuration apparaît très clairement. Dans les théâtres jeune public nationaux et municipaux comme dans les grands théâtres indépendants avec lieu de représentation, la présence de pédagogues est un standard. Dans les théâtres indépendants moyens et petits, ils sont présents dans environs 50% des cas. Outre les théâtres indépendants sans lieu, les théâtres d’accueil n’emploient, en règle générale, pas de pédagogues.

La coopération des théâtres jeune public avec des partenaires extérieurs est remarquable (fig. 4)

Comparativement avec d’autres acteurs de l’éducation culturelle, les théâtres pour l’enfance et la jeunesse s’impliquent fortement dans des réseaux avec des partenaires de nature nettement différente. Les activités de ces services et départements sont au total plus importants et plus variés dans les théâtres nationaux et municipaux. Les partenaires les plus fréquents sont tous les types de jardins d’enfants et d’écoles, suivis par les institutions sociales sans lien avec la culture (par exemple les Maisons de la jeunesse) et les institutions de l’éducation artistique et culturelle (par exemple les écoles de musique ou les écoles d’art pour la jeunesse). Il est à noter que les institutions de la recherche et de l’enseignement (par exemple les universités), ainsi que les bibliothèques, les musées, et les archives figurent également parmi les partenaires de certains théâtres.

Conséquences pour les politiques culturelles

Cette étude présente des faits fondés sur l’expérience, sur la situation des théâtres jeune public. Il appartient maintenant aux différents acteurs d’interpréter ces chiffres, de les discuter, et, en fin de compte, d’en tirer les conséquences en terme de politique pour le théâtre. Parmi les points à débattre, entre autres :

  • Renforcer les théâtres jeune public dans les grandes villes !

Les succès des théâtres pour l’enfance et la jeunesse dans les théâtres nationaux et municipaux comme dans les grands théâtres indépendants avec lieu doit être mis en avant dans les débats sur les politiques locales et nationales. Il pose la question de la façon dont les conditions de travail des collaborateur·rices peuvent être à long terme renforcées et sécurisées.

  • Étendre le théâtre jeune public dans les espaces ruraux

En dehors des grandes villes, on ne trouve pas en Allemagne d’offre de base pour les enfants et les adolescents de théâtre institutionnel, adapté à leur âge. Outre un éventuel développement de la pédagogie théâtrale dans les lieux d’accueil, il est surtout possible de développer un échange plus intense avec les théâtres indépendants et de promouvoir leurs représentations en tournée.

  • Structurer les conditions de travail dans les théâtres indépendants sans lieu de représentation !

Le paysage toujours plus changeant du jeune public allemand se caractérise par la fondation de nombreuses compagnies indépendantes sans lieu durant la période récente. Il convient d’initier la mise en place d’un revenu minimum permettant de couvrir les besoins essentiels des professionnels de ce secteur.

  • Mettre en réseau le travail associatif et l’utiliser à des fins politiques

Il est notable que le spectacle jeune public en Allemagne est assez bien organisé sur le plan associatif. Cependant, les associations les plus importantes du point de vue statistique, à côté de l’ASSITEJ, sont l’Association des scènes allemandes, l’INTHEGA et les Associations régionales des théâtres indépendants, qui représentent toutes aussi le théâtre pour adultes. Il est souhaitable de discuter comment ces associations pourraient se prononcer en faveur de politiques plus fortes de soutien au spectacle jeune public.

  • Continuer à développer les structures de financement, pour que le droit des enfants et des jeunes à un théâtre d’art soit mis en œuvre

La question fondamentale est de savoir si les structures de soutien existantes permettent une participation adéquate et socialement équitable des enfants et des jeunes à un art théâtral adapté à leur âge. Malgré les énormes activités dont il témoigne, le théâtre jeune public en Allemagne n’est pas encore assuré, avec les politiques théâtrales actuelles, que chaque enfant et chaque adolescent du pays a la chance, deux fois dans l’année, de faire l’expérience du théâtre. Un tel objectif nécessite d’énormes investissements, des concepts intelligents, et des acteurs courageux.

Traduction : François Fogel
L’article traduit ici est paru dans le supplément annuel 2018 du magazine du KJTZ 

[1] NdT : Le Kinder- und Jugend Theater Zentrum est l’association nationale du jeune public en Allemagne
[2] NdT : Il s’agit de pédagogues spécialisés employés par les théâtres
Méthodologie : A l’initiative de l’ASSITEJ, accompagnée par un comité de pilotage, plus de 1000 théâtres jeune public en Allemagne (entre autres des théâtres nationaux et municipaux, des théâtres indépendants de tous les genres, des théâtres privés, des théâtres de marionnette et d’objet, ainsi que des théâtres d’accueil) ont été invités à participer à l’enquête en ligne en 2017. 238 d’entre eux ont fourni des données exploitables, ce qui correspond à une participation de près de 25 pour cent des adresses contactées – un résultat réjouissant en comparaison avec d’autres enquêtes similaires. Pour des raisons mathématiques, il n’est pas possible de faire des déclarations sur la représentativité, car le nombre réel de structures jeune public en Allemagne n’est pas connu. Toutefois, les données structurelles (par exemple celles de l’État fédéral ou celles des membres des associations) correspondent en grande partie à la distribution réelle connue, ce qui permet de supposer que les données disponibles sont de grande qualité.
Dr Thomas Renz
Le Dr Thomas Renz est chercheur en politiques culturelles. Ses recherches portent sur le public du théâtre, les organisations culturelles, et sur le marché du travail culturel. Il a longtemps été collaborateur scientifique à l’Institut des politiques culturelles de l’Université d’Hildesheim, et depuis 2017 directeur artistique et commercial de l’association Kulturring de Peine (Basse-Saxe). Depuis 2020, il est collaborateur scientifique à l’Institut de recherche de la participation culturelle à Berlin (www.iktf.berlin).